– Une ostéopathe dans le monde des sourds –
Masseur-kinésithérapeute diplômée en 1991, j’ai exercé cette profession pendant dix ans. En parallèle, j’ai effectué une formation en ostéopathie, diplômée en 2002, j’exerce alors l’ostéopathie dans un village de montagne de Haute-Savoie.
Durant l’été 2011, j’ai un rendez-vous avec une patiente.
Lorsque je l’appelle en salle d’attente, c’est son jeune fils qui me répond. Il m’explique que sa mère est sourde profonde, qu’elle lit difficilement sur les lèvres et puisqu’il connaît la langue des signes (1), il va nous servir d’interprète durant la séance.
De prime abord la participation de cet adolescent semble être avantageuse : nous allons pouvoir communiquer sans avoir à passer par l’écrit.
La patiente de quarante ans ressent depuis la veille de fortes douleurs dans le dos, ainsi que des douleurs dans le ventre côté droit comme des coups de poignards, elle n’a pas subit de traumatisme récemment. Afin d’établir mon diagnostic d’exclusion, certaines questions et réponses me sont indispensables.
J’entrevois alors l’inconvénient majeur au fait que l’interprète soit le fils – âgé de treize ans – de la patiente. En effet, il ne me parait pas approprié qu’il soit au courant du cycle menstruel de sa mère, ni qu’il sache si celle-ci a actuellement des saignements en dehors de son cycle ! Je suis donc obligée de passer par l’écrit pour certaines questions, non sans difficultés car certains sourds maîtrisent mal la langue française à l’écrit.
Pour autant l’interrogatoire et le soin se déroulent bien et j’apprendrai deux jours après que les douleurs ont cessées.
J’établis alors le bilan de cette consultation, mon constat est le suivant, les déficients auditifs s’avèrent être :
– très mal informés en matière de soins et de santé
– nécessitent d’être accompagné par un interprète ; sans ce dernier la séance s’avère longue car thérapeute et patient ne pratique pas la même langue ; malheureusement, les interprètes ne sont pas assez nombreux de ce fait c’est souvent un membre de la famille qui lui est substitué. Les déficients auditifs ne bénéficient donc pas de la confidentialité des soins.
Comment remédier à cet état de fait ?
J’exerce depuis vingt ans en stations de ski notamment auprès d’étrangers, notre langue commune est principalement l’anglais et cela ne me pose aucune difficulté d’exercer dans une langue qui n’est pas ma langue maternelle.
J’ai donc naturellement décidé d’apprendre la langue des signes française qui est la langue des sourds. En 2012 et 2013, j’intègre une école de LSF (2) ; je complèterai cette formation en 2014 par l’apprentissage du langage parlé complété – LPC (3) – J’utilise aussi la langue des signes tactile – LST (4).
Désormais, je peux m’exprimer dans la langue des sourds, me mettant à leur portée. Les patients nous consultent généralement alors qu’ils ne sont pas en pleine forme, ils sont parfois même vulnérables. Si l’on peut leur faciliter l’accès aux soins, faisons-le.
Je ne fais pas appel aux interprètes – je n,’ai rien contre eux, j’admire leur travail et leur aisance – mais ils ne sont pas assez nombreux pour faire face à la demande, ainsi il s’avère impossible de concilier dans l’urgence l’agenda du praticien, celui du patient et celui de l’interprète. En pratiquant moi-même la LSF, je rends mes soins accessibles aux sourds même en urgence.
De plus, le patient en tête à tête avec le thérapeute peut se confier, répondre à des questions confidentielles sur sa santé.
Dépassée la difficulté de soigner ET de signer avec mes mains de façon simultanée dans les premiers temps. Je suis à même, aujourd’hui, en fonction des techniques de soigner avec une main et de signer avec l’autre et peu importe si ce n’est pas ma main dominante qui signe. Je me libère peu à peu des dictats ostéopathiques et linguistiques. Le but : communiquer avec le patient au moment où cela est nécessaire : en lecture labiale, en signant avec une seule main, avec une mimique.
Le sourd est très expressif, mais comme tout patient il n’ose pas toujours dire ce qu’il ressent. Il faut savoir décoder ses expressions faciales et visuelles : a-t-il mal lors du soin, a-t-il compris les conseils prodigués, l’ai-je perdu dans un flot d’explications ? Cela m’a permis de me reconnecter et de rester attentive aux sensations du patient.
Le fossé culturel qui existe entre nos modes d’expression m’a contraint à recentrer ma pratique sur le ressenti : le mien et le sien.
L’autre avantage de ne pas s’exprimer dans sa langue maternelle : ne pas utiliser de jargon ostéopathique ou médical car les termes notamment ostéopathiques n’existent pas à ce jour en LS, il faut donc paraphraser. Et dans ma pratique au quotidien cela s’est avéré également bénéfique pour les patients entendants.
Depuis septembre 2016, j’organise et mène des conférences sur l’ostéopathie en LSF, afin de répondre aux nombreuses questions que les sourds se posent sur notre pratique ; l’intérêt pour ces conférences est grandissant au fil de sessions.
Les patients sourds – et entendants – peuvent également consulter mon site internet : « http://www.osteo-lsf.fr » et s’informer grâce à la page Facebook : « ostéopathie accessible aux sourds ».
Sabine Mansuelle, Ostéopathe, Paris.
5 rue Gonnet – 75011 Paris – Tel/SMS : +33(0) 6 16 45 26 37
Notes de l’auteur
- S : langue des signes
- LSF : langue des signes française -différente de l’ASL american sign language ; de la LSB : langue des signes belge, de la BSL : british sign language etc…- il s’avère qu’en 2013, j’ai reçu un patient sourd d’origine britannique, lors de la première consultation un de ses amis sourd nous a servi d’interprète faisant la traduction LSF/BSL ; lors de la seconde consultation nous nous sommes passé de lui car même si elles sont dissemblables, les langues des signes font appel aux mêmes ressorts d’expression.
- LPC : langage parlé complété, codage de la main qui associé aux sons et à la lecture labiale permet à certains sourds notamment appareillés ou implantés de distinguer les différents phonèmes.
- LST : langue des signes tactile, utilisée pour communiquer avec les personnes déficientes auditives ET visuelles.